
2050 est un roman d’anticipation co-écrit par Isabella de Magny et Benjamin D’hont.
A travers ce roman, nous suivons la vie d’Emma et de ses proches de 2018 jusqu’en 2050, période à laquelle la technologie est solidement implantée dans notre prise en charge. De patients, nous sommes devenus des biocitoyens. Les pages ci-dessous forment un essai qui se veut le miroir du roman et permet d’approfondir et de prendre du recul autour de 4 questions clés.
N’hésitez pas à nous contacter pour réfléchir ensemble sur les enjeux de la biocitoyenneté.
Un biocitoyen est-il libre de ses actes ?
Dans le roman sont mis en lumière des scénarios illustrant une rapide prise en charge d’un accident (réaction allergique, fracture de la malléole) et plus globalement du suivi médical : diagnostic en temps réel ou au chevet du patient (comme le Microdrop), impression en trois dimensions, prédiction des hausses de glycémie grâce à Synapse, communication à distance avec des médecins… Nous pourrions ne retenir que cet angle positif de l’utilisation des technologies mais il se dessine entre les lignes de ces premiers chapitres des questions de fond sur notre rapport aux technologies et leur impact sur nos vies.
En effet, un matin de 2050, chacun se réveillera et pourra constater dans son quotidien une omniprésence des technologies du numérique encore plus prégnante qu’aujourd’hui. L’homme de 2050, connecté en permanence, verra peut-être la fusion entre son corps, la relation de celui-ci au monde extérieur et l’univers numérique. L’environnement familial d’Emma montre les prémices d’une connexion vingt-quatre heures sur vingt-quatre : les questions posées à Cortex sur le temps et l’état de la voiture, la surveillance du sommeil de la famille grâce à un bandeau connecté, le bracelet de suivi d’Emma dans le cadre de la prise en charge de sa réaction allergique ou encore l’utilisation régulière de VirtU. Trente ans plus tôt, les contours de cette hyperconnexion sont prévisibles. Attardons-nous sur cette prévisibilité. Le processus qui étend cette emprise est déjà en cours : il s’est accéléré au niveau mondial par l’épidémie de Covid-19 et par la volonté de renforcer la sécurité sanitaire… à tout prix ! Il repose sur des étapes d’accoutumance par des usages clairement établis et finira par soulever des questions fondamentales sur l’existence de notre libre arbitre et la responsabilité que chacun peut se voir attribuer.
Une connexion généralisée
En 2018, près de la moitié des adolescents aux États-Unis déclarent être connectés « pratiquement toute la journée ». Ils présentent une addiction de plus en plus forte aux notifications, aux messages, bref, à la « connexion ». Le processus d’addiction est relativement simple et repose à la fois sur l’amélioration des technologies et des services rendus par celles-ci. Il existe un avantage certain à utiliser son téléphone pour accéder à un nombre important de services : pouvoir se connecter instantanément à ses proches, savoir si untel ou untel a lu notre message, recevoir une réponse au fond de sa poche, sur la table, disposer d’applications qui facilitent le quotidien ou les rencontres, des applications toujours à portée de main, à portée de clic et en temps réel. De tels phénomènes donnent à nos cerveaux la décharge de dopamine qui nous incite à revenir, à « scroller », créant une véritable économie de l’attention. La connexion a également eu un effet multiplicateur : non seulement nous avons été connectés aux réseaux proches (amis, parents, réseaux professionnels) mais aussi à un tas d’individus que chacun peut suivre (le réseau des inconnus connus) et que nous n’aurions jamais croisés en l’absence du numérique. Sur la base de cette connexion généralisée et de l’omniprésence du numérique se sont progressivement greffés des services dans le domaine de la santé. Ainsi ont été rendus possibles le carnet de santé numérique, les premières téléconsultations à distance et pléthores d’applications dans le domaine de la santé préventive, de la télémédecine à la prise en charge personnalisée. On peut citer sans être exhaustif : Bewell Connect, Nouveal, Qare, Implicity, Satelia, Tabac.io, Tilak, Voluntis…
Dans un contexte de crise Covid certaines solutions, comme l’application TousAntiCovid en France ou Corona 100 m en Corée du Sud ont soulevé des questions d’ordre éthique dès leur lancement. En étant des outils de prévention permettant de diminuer la propagation du virus, les politiques ont choisi de donner la priorité à la protection sanitaire de la population. Ces applications, s’inscrivent dans un processus plus large avec d’un côté une hyperconsommation du numérique en général et elle crée, dans un contexte extraordinaire, des précédents en termes d’applicatifs. Une fois la crise passée, l’effet de « temporalité pérenne » même à long terme sera bien là !
Au-delà des services rendus avérés (sanitaires ou non) et en y associant des technologies de plus en plus intuitives, les entreprises peuvent mieux cerner nos centres d’intérêt ou notre comportement et nous envoyer des notifications pour poursuivre la navigation. Cette boucle n’a pas de fin et conduit à un syndrome dit d’obésité numérique : l’addiction se met progressivement en place, d’abord grâce à des effets positifs, puis de manière plus impulsive pour ceux qui sont connectés.
Des outils de plus en intégrés au corps
Sur le plan technologique, les outils se simplifient et vont progressivement s’intégrer à l’humain, évitant toute rupture soudaine et permettant une acceptation progressive des technologies. Le téléphone fixe (un objet presque disparu) a fait place au téléphone mobile, puis au smartphone, véritable porte d’entrée vers soi et vers le monde. Dans les prochaines années (voire décennies pour une intégration en routine), il est déjà admis que les fonctionnalités du smartphone se grefferont de plus en plus à nous. Les exemples tels que les Apple Watch ou Ray Ban Stories ne sont qu’une étape intermédiaire vers la « fusion » avec l’homme. De nombreuses innovations sont d’ores et déjà testées, comme les bracelets intelligents dotés d’un projecteur permettant d’afficher le contenu d’un smartphone sur le poignet de son propriétaire. D’autres expérimentations sont en cours sur des haut-parleurs avec une transmission du son par conduction osseuse ou tissulaire. Des implants oculaires sont également en cours de développement pour permettre de capter des images grâce à un clignement d’œil. L’homme comme support de la connexion n’est même plus de la science-fiction ! À partir de ces deux tendances (les services du numérique et les technologies embarquées), les comportements addictifs se développent et rendent naturellement possible le monde décrit dans les pages du roman, si tant est que nous en voulions. Si VirtU devient une réalité, il sera difficile de ne pas y céder.
L’addiction en marche
Ces tendances sont soutenues par des phénomènes psychologiques tels que la capacité du numérique à combler de nombreux besoins existentiels, narcissiques et sociaux. Ces besoins sont difficiles à satisfaire par des phénomènes hors ligne. À titre d’exemple, la théorisation du FOMO (Fear Of Missing Out) sous-tend ce phénomène d’addiction. Si la connexion permanente permet de lutter contre cette peur de rater quelque chose et d’être exclu des différents groupes sociaux auxquels on s’identifie, elle peut également rassurer la personne à travers de nombreux retours positifs (« Like », retweets, nombre d’abonnés) et des interactions numériques plus riches que dans le monde physique. En étant connecté en permanence à ses amis et en pouvant « se raccrocher » à des environnements en ligne familiers, comme sa page Facebook ou Instagram, le sentiment de sécurité affective est artificiellement renforcé. La fusion entre l’homme et le monde numérique, à la fois d’un point de vue physique et comportemental, repose sur trois piliers qui se soutiennent mutuellement : la technologie, la notion de services rendus et la psychologie (ici, le processus de l’attention en neurosciences et cycle de la dépendance). Les technologies connectées vont devenir des entités faisant si intimement partie de nous qu’elles représenteront une extension de notre corps physique, à terme une fusion entre l’infrastructure digitale de la société de l’information et nos corps. Plus les personnes ont la possibilité d’exercer un contrôle sur leurs biens matériels comme elles contrôlent leur corps, plus ces biens deviennent étroitement liés à leur soi. Les metaverses intègrent les composants addictifs d’un tel prolongement de soi : échappatoire virtuelle et efficace au stress entre autres, utilisation des ressorts du jeu, et un terrain d’expérimentation extraordinaire pour soi-même et son avatar.
La confusion atteint alors un point d’orgue : prolongement virtuel via les avatars, mais réel si l’on considère que la dimension juridique n’est pas absente. Parallèlement c’est une immersion dans une réalité virtuelle, mais irréelle dans son rapport au monde physique.
Projetée en 2050, cette fusion interroge quant à ses conséquences d’un point de vue philosophique. Sommes-nous libres en 2022 ? Serons-nous toujours aussi libres en 2050 ?
Vers une perte du libre arbitre et de l’exercice du choix
La question du libre arbitre entendue comme la disposition de tout être humain à être un sujet autonome, c’est-à-dire capable de signer un contrat et d’assumer ses actes, est une pièce maîtresse du socle social. Être libre, c’est être capable d’exercer des choix, comme celui de voter. L’existence même du libre arbitre a été longtemps débattue par les plus grands philosophes, de son simple état illusoire (Spinoza, Nietzsche) à la nécessaire existence d’un libre arbitre (Thomas d’Aquin). Aucun consensus n’a formellement abouti à ce jour. Néanmoins, au travers des évolutions technologiques en cours et tel que le monde de 2050 se dessine, la question du libre arbitre est fondamentale car elle est un prérequis au maintien de notre socle démocratique. Tout d’abord, comprenons les avancées théoriques au travers de la lecture de nombreux philosophes et des expérimentations en neurosciences. En 1983, le neuroscientifique Benjamin Libet réalise une expérience aux résultats étonnants. Il demande aux participants de son expérience de bouger leurs doigts quand ils le souhaitent, et récolte deux types d’information : le moment où ces participants prennent leur décision de bouger leurs doigts, et le moment où les participants bougent réellement leurs doigts (mesure réalisée à l’aide d’un capteur relié aux doigts des participants). Les résultats de cette expérience signifient que c’est l’activité électrique du cerveau qui prépare le mouvement et commence quatre cents millisecondes avant même que les participants prennent la décision de bouger leurs doigts. Cela témoigne du fait que le signal du cerveau est émis avant que l’homme ait conscience de sa décision. La construction du libre arbitre est donc un mécanisme complexe : de multiples déterminants physiologiques et environnementaux influencent la nature des décisions prises. L’importance de ces déterminants est difficile à mesurer de manière exacte. Ce qu’il nous reste, c’est la faculté de faire des choix, d’évaluer deux options (même de manière imparfaite) et par le choix émis d’exercer, voire d’entraîner son libre arbitre. De manière globale, ces différents déterminants (génétique, éducation, environnement social) ainsi que ce que l’on peut nommer les « flux culturels » agissent en amont de notre libre arbitre. Par « flux culturels », on entend une tendance sociétale forte qui transforme sur le long terme la perception des hommes de certains phénomènes. On peut par exemple citer le principe de précaution qui, depuis plusieurs années, a un impact fort sur les choix des décideurs politiques mais également sur nos propres choix. À cela s’ajoute l’impact considérable des évolutions technologiques qui vont de manière certaine restreindre l’espace, déjà mince, du libre arbitre. Si cet espace est restreint à l’extrême, de telles technologies pourraient menacer les fondements de nos prises de décision et, dans un contexte politique, de la démocratie. Comment cette restriction va-t-elle s’opérer ? C’est ici que se fait le lien avec le monde connecté de 2050 : un monde de solutions grâce à la suggestion constante de recommandations d’achats ou d’actions (sur un parcours en voiture, sur des recommandations culinaires, sur des vêtements à acheter…). L’assemblage de points de données collectés sur plus de cinquante ans aura permis de personnaliser chaque proposition, chaque solution, réduisant d’autant le besoin de réfléchir, de comparer, bref d’exercer son esprit critique. Poussé à son terme, ce « dataïsme » permettra de choisir les éléments principaux d’une vie : ses repas, ses amis, son partenaire… et contrôlera la santé de la personne concernée : surveillance du taux de glycémie et proposition d’ajustements en temps réel, recommandations de traitements en cas de toux… Ici, naissent les prémices de ce que l’on va appeler le « biocitoyen ». Cela peut paraître de la science-fiction. Pourtant, en 2019, le généticien américain George Church envisage la création d’une start-up prenant la forme d’un site de rencontre dont le déterminant pour créer un match serait la compatibilité génétique, c’est-à-dire l’absence de risque de transmettre des maladies génétiques évitables à la descendance du couple formé. La promesse est ambitieuse mais les questions sont nombreuses ! Si sur le fond cela promet une vie a priori plus simple, se pose néanmoins la question de l’impact de cet environnement sur notre capacité en tant qu’homme à décider et être réellement libre de nos choix. Or ce qui disparaît avec la proposition de solutions sur mesure c’est la réflexion préalable, le fait d’avoir conscience de plusieurs choix possibles. C’est la condition même du libre arbitre. Par exemple, si en 2022 nous demandons à Alexa de nous donner les informations du jour, nous sommes soumis au choix de l’algorithme qui alimente l’enceinte connectée qui nous sert d’assistant. Questionner cet algorithme et exercer notre libre arbitre deviendra un effort qui demandera énormément d’énergie.
Il est donc fort probable que ce que nous cédons et céderons tous les jours sera une part toujours plus grande de notre libre arbitre. En tant que personnes, nous sommes donc dépendants de notre milieu sans même nous en rendre compte. Nous ne serons plus les maîtres de nos actes. Ceux-ci se construiront dans une interaction avec l’environnement et notre « volonté » ou « liberté » n’échappera pas à cette interdépendance. À un stade critique, et ce sera probablement le cas en 2050, nous réaliserons que notre environnement nous possède plus que nous ne le maîtrisons. Notre illusion de liberté est d’ailleurs un excellent levier pour nous asservir. L’incitation à la consommation et à la personnalisation dans nos sociétés en est un exemple criant. C’est ainsi que la personnalisation tant voulue nous jouera un tour et sera le vecteur de notre servitude à l’égard de la connectivité.
Le libre arbitre comme déterminant de nos responsabilités
Si nous n’exerçons plus notre libre arbitre, de quoi pouvons-nous être tenus pour responsables ? La responsabilité est en effet liée à la définition même d’une capacité d’influer et suppose que nous soyons en possession de tous nos moyens pour choisir. Deux types de situations interrogent particulièrement sur cette question de la responsabilité. Tout d’abord il y a la responsabilité liée à notre libre arbitre. Prenons l’exemple de Synapse (ou de tout autre assistant virtuel). La question qui se pose est celle de savoir jusqu’où nous déléguons et déléguerons nos choix à un assistant virtuel. Par définition, un assistant virtuel a pour principale fonction de suggérer et d’orienter sur la base de données qu’il consolide au fur et à mesure de son utilisation par des millions d’utilisateurs. En 2020, le lien entre perte de responsabilité et utilisation « abusive » de l’intelligence artificielle n’est pas encore établi. Mais si l’on se projette à la fois dans une utilisation sur la plupart des décisions quotidiennes (choix d’un trajet en voiture, d’un médecin, d’une recette de cuisine, du meilleur partenaire…) et d’une amélioration avérée des assistants virtuels (meilleures recommandations, technologies auto-apprenantes…) se profile la question de la responsabilité.
Imaginons une situation qui aujourd’hui prête à sourire : si mon assistant virtuel me recommande un partenaire qui me correspond à 100 %, c’est un match ! Pourrais-je me retourner contre « lui » si l’union ne fonctionne pas dans la vraie vie ? Et de manière plus concrète, qui se cache derrière « lui » ? Est-ce le concepteur, le fabricant, le développeur, l’exploitant… ? Évidemment cette anecdote est crédible dans d’autres secteurs que celui de la santé et notamment les milieux bancaires, immobiliers ou encore le milieu de la justice. Il n’y a pas encore de cadre juridique lié à cette frontière qui va devenir floue entre la responsabilité de l’homme et celle de ces assistants. En 2022, l’attribution d’une responsabilité relève de l’action humaine et se fonde entièrement sur la liberté de choix. Ce sera donc un processus relativement lent qui va conduire à questionner notre responsabilité et il est probable que tant que l’objectif (la question posée à l’assistant) ne viendra pas de l’assistant, la responsabilité se limitera à l’homme dans le choix qu’il a de suivre ou de ne pas suivre les recommandations de son assistant.
Au sein de cette réflexion naissante sur la responsabilité juridique, se profile également la notion de responsabilité de nos actes en cas d’addiction. Pour la première fois, l’OMS a reconnu l’addiction aux écrans (et plus particulièrement aux jeux vidéo) comme une maladie. Les auteurs de crimes peuvent être jugés irresponsables pour des raisons médicales, pour un diagnostic de trouble mental par exemple. On considère en effet que ces personnes ne sont pas conscientes de leurs actes, que leurs troubles rendent incontrôlables leurs comportements. Qu’en sera-t-il à l’égard des accros du tout connecté ? Affirmer que le libre arbitre n’existe pas ou de moins en moins consisterait en définitive à affirmer que la personne n’est pas responsable de ses actes même en l’absence de trouble ou dysfonctionnement spécifique. Cette considération n’est donc pour l’instant pas envisageable pour des raisons à la fois éthiques, morales et sociétales évidentes mais devrait être au cœur de nos préoccupations dans les années à venir.
L’espace de la liberté et du libre arbitre s’amenuise, mais en réinvestissant dès aujourd’hui la dimension informative et éducative des citoyens, en accompagnement le repérage des pratiques à risque, il existe une fenêtre pour le biocitoyen d’exercer sa capacité à choisir, à argumenter et in fine d’être libre.
Transhumain, version appauvrie du biocitoyen ?
Théo et Emma nous interpellent sur ce que seront sans aucun doute les dilemmes de nos enfants et le quotidien de nos petits-enfants. Le terme de « transhumanisme » aura disparu pour laisser la place à de nouvelles pratiques médicales, notamment en matière de prévention. L’image de science-fiction du cyborg qui est aujourd’hui utilisée pour faire peur ou faire rêver sera devenue une banalité dans les vingt prochaines années. La temporalité entre ces deux périodes ouvre un espace de réflexion absolument nécessaire pour essayer au niveau des États, des entreprises et des citoyens d’imaginer les scénarios les plus crédibles et souhaitables. L’enjeu de ces scénarios est de rester responsable (et libre de nos choix) à titres individuel et collectif.
Le transhumanisme : un courant complexe.
Le mot « transhumanisme » est loin d’être un mot de science-fiction. Il est apparu dans les années 1960 : « un homme qui reste un homme, mais se transcende lui-même en déployant de nouveaux possibles de, et pour, sa nature humaine ». Il est utilisé aujourd’hui pour désigner un courant de pensée (et surtout d’expérimentation) qui a pris ses racines en Californie, notamment auprès de Ray Kurzweil, défenseur d’une transformation totale de l’espèce humaine. Il est aussi le mot qui fait la une de certains titres de journaux ou livres pour attirer l’attention sur les dangers d’une transformation et des conséquences sur l’humain. Ce courant soutient plusieurs messages qui expliquent et justifient l’approche transhumaniste. On peut lire ces messages dans la Déclaration de l’association internationale des transhumanistes afin d’avoir une vision large de leurs aspirations.
- « Nous croyons que le potentiel de l’humanité est encore largement non réalisé. Il existe des scénarios possibles qui mènent à des conditions humaines améliorées, merveilleuses et éminemment souhaitables. »
- « Nous reconnaissons que l’humanité est confrontée à de sérieux risques, en particulier à cause de l’usage impropre de nouvelles technologies [qui pourrait entraîner] la perte partielle voire totale de ce que nous avons de plus précieux […]. Bien que tout progrès soit un changement, tout changement n’est pas un progrès. »
- « Il faut mener des efforts de recherche pour comprendre ces perspectives […], la meilleure façon de réduire les risques et d’accélérer les applications bénéfiques. […] »
- « Réduire les risques existentiels et développer les moyens de préserver la vie et la santé, d’alléger les souffrances graves et d’améliorer la prévoyance et la sagesse de l’homme devraient être des priorités urgentes fortement financées. »
- « Les acteurs politiques devraient être guidés par une vision morale responsable et ouverte […], respectant l’autonomie et les droits individuels, et faisant preuve de solidarité et d’attention envers les intérêts et la dignité de tous les citoyens du globe. Nous devons également considérer nos responsabilités morales envers les générations du futur. »
- « Nous défendons le bien-être de tous les êtres sensibles, y compris les humains, les animaux non humains, et dans le futur tous les intellects artificiels, formes de vie modifiées ou autres intelligences auxquelles l’avancement technologique et scientifique pourrait donner naissance. »
- « Nous prônons d’offrir aux particuliers une large liberté de choix personnel sur la façon dont ils s’autorisent à vivre. Cela comprend l’utilisation de techniques susceptibles d’être développées pour aider la mémoire, la concentration et l’énergie mentale, les thérapies de prolongement de la vie, les technologies de choix reproductif, la conservation cryogénique, et de nombreuses autres technologies de modification et d’amélioration possible pour l’espèce humaine. »
À la lecture de ces préceptes, les citoyens que nous sommes peuvent se réjouir ou crier à la fin de l’humain tel que nous le connaissons. Un sondage réalisé par le Crédoc donne un premier aperçu de la perception actuelle : 58 % des 2 000 personnes interrogées pensent ainsi que les progrès de la médecine doivent aider à améliorer les capacités physiques et mentales d’une personne en bonne santé, et 45 % à repousser les limites de la mort. Dans le même temps, 60 % d’entre elles ne voient aucun problème à greffer un bras robotisé sur un corps humain ! La compréhension des tendances et de la portée du mouvement est donc essentielle pour en saisir la complexité, l’envergure et comprendre ses répercussions. En effet, sous-jacents aux intentions affichées en matière d’éthique et de liberté, plusieurs objectifs caractérisent ce mouvement : vaincre la mort, augmenter les capacités humaines et développer l’intelligence artificielle (IA). Le courant le plus radical porté par Ray Kurzweil envisage une vie définitivement débarrassée des maladies, de la vieillesse et de la mort. L’homme dispose de pouvoirs sensoriels agrandis et de capacités cognitives décuplées. Ray Kurzweil développe l’idée qu’il devient techniquement possible d’envisager la modélisation de notre cerveau et, à terme, la migration finale de notre existence dans des disques durs plutôt que des corps organiques. Un homme nouveau, amélioré physiquement, sans défauts génétiques verra le jour. Plus globalement, l’homme du futur sera un organisme prototype voué à se perfectionner en permanence, à la manière d’un logiciel aux mises à jour itératives et régulières. Les transhumanistes soutiennent en outre l’idée que chaque citoyen doit pouvoir décider seul des modifications qu’il souhaite apporter à son cerveau, à son ADN ou à son corps. Depuis les années 1990, le potentiel des NBIC permet d’envisager la réalisation de ces aspirations transhumanistes à plus ou moins courte échelle. L’avenir de l’humanité est en train d’être radicalement transformé par l’assemblage de ces technologies et pourtant la réflexion sur les choix que nous avons à prendre est encore trop peu présente dans l’espace public.
Des applications variées
Concrètement il existe trois types d’intervention sur l’homme visant à augmenter ses capacités :
- L’allongement radical de la durée de vie en bonne santé. Alors que l’espérance de vie moyenne augmente continuellement, l’enjeu majeur de la gestion d’une population vieillissante est de maintenir celle-ci le plus longtemps possible en bonne santé. Ainsi, un courant que l’on peut lier au transhumanisme consiste à développer des solutions technologiques ou biologiques pour ralentir voire annuler le vieillissement. Là encore, loin de la science-fiction de tels courants sont déjà opérationnels, portés dans le grand public par des biohackers comme Josiah Zayner.
- L’augmentation cognitive : à la manière des implants neurologiques utilisés par Emma et Théo, de tels dispositifs permettent d’accroître ou d’altérer les fonctions cognitives, conduisant à davantage d’intelligence, de créativité ou d’empathie.
- L’augmentation prothétique : pendant matériel et tangible de l’augmentation cognitive, ce troisième et dernier type d’intervention inclut les prothèses et implants, l’usage de la réalité virtuelle, le contrôle et la communication par la pensée. Ces systèmes visent à une meilleure santé par le biais de dispositifs intégrés. Ils peuvent être utilisés à la suite d’accidents pour réparer le corps humain, avec là encore différents degrés d’intégration.
Des ramifications étendues dans notre quotidien
Si nous regardons ces types d’intervention de plus près, nous pouvons établir une liste variée de dispositifs que l’on peut rattacher au concept de transhumanisme. Cette liste permet de comprendre que le transhumanisme ne peut être accepté ou rejeté sans questionnement approfondi et que même si nous n’utilisons pas le terme, il est déjà en pratique. Les exemples que nous allons prendre à titre d’illustration et dont nous allons mesurer l’« acceptabilité » montrent que le transhumanisme est déjà dans notre quotidien. Chacun de ces exemples est une forme d’augmentation (ou de réparation extérieure) du corps et est aujourd’hui complètement rentré dans les mœurs. Assez spontanément, nous n’aurions pas le réflexe de les rattacher au transhumanisme.
- Le pacemaker ou plus récemment encore le cœur artificiel de Carmattransforme un patient greffé en une première version de cyborg.
- Le développement d’un implant cérébral autoadaptatif capable de fournir des impulsions électriques plus fines et donc performantes pour soulager les symptômes de la maladie de Parkinson.
- Le soldat blessé, qui s’est vu amputé d’une jambe et qui bénéficie d’une prothèse ou plutôt de membres bioniques, munis d’électrodes, qui peuvent être animés par la pensée.
Dans d’autres domaines, l’interrogation sur l’éthique de ces pratiques « transhumanistes » commence à émerger :
- Dans le domaine militaire, la plupart des programmes comme ceux de la DGA permettent l’augmentation du combattant en mission : capteurs déportés, exosquelette… Des questions éthiques commencent à être soulevées mais le cadre international et la politique de dissuasion obligent l’ensemble des armées à viser un niveau d’efficacité « équivalent ». La prochaine étape sera peut-être le robot-soldat… Des réflexions sur les limites de ces hommes soldats sont balbutiantes dans l’espace public.
- En 2019, la société Neuralink a annoncé le développement d’une technologie qui repose sur la dentelle de neurones. Il s’agit d’électrodes artificielles qui se fixent aux neurones et permettent d’augmenter la capacité du cerveau afin de fortifier les connaissances intellectuelles, sauvegarder la mémoire et transmettre des pensées sans avoir besoin d’utiliser la parole. En 2021, de premiers tests ont été faits sur des animaux. En 2022, le concurrent de Neuralink, Synchron vient d’inscrire son premier patient humain pour un essai, avec au total six patients atteints de paralysie sévère. Synchron passe par les vaisseaux sanguins pour communiquer avec le cerveau.
Les ambitions d’Elon Musk, dirigeant de Neuralink, vont au-delà d’une puce pour paraplégiques, et donc du domaine médical. Il vise de donner le contrôle au cerveau de manipuler l’ordinateur sans cliquer, parler ou bouger les yeux. Cette annonce, encore très peu médiatisée, interroge : jusqu’à quels types d’applications ira-t-on ? La question est légitime car dans de nombreux cas, l’usage du milieu médical pour de nouvelles technologies sert de cheval de Troie avant d’imaginer des cas d’usages plus larges.
Enfin, si l’on termine par quelques derniers exemples, on peut voir qu’il existe un rejet plus fort de certaines pratiques :
- L’implant qui a été proposé par la société CyborgNest permet d’acquérir un sens artificiel et enrichit la perception de la réalité, en indiquant le nord au même titre qu’une boussole (l’implant vibre à chaque fois qu’il fait face au champ magnétique terrestre).
- Un dernier exemple avec la société Nectome, start-up fondée en 2016 par Robert McIntyre, ingénieur diplômé du MIT, a mis au point un procédé chimique d’embaumement, la vitrifixation, capable de conserver un cerveau dans un état satisfaisant sur le long terme. Le patient doit être mort pour que la technique (basée sur la cryoconservation) fonctionne. L’entreprise a réussi des tests de conservation sur des animaux comme le cochon. Grâce aux avancées scientifiques et technologiques, le prochain pari de la start-up est de pouvoir scanner les cerveaux conservés et dupliquer la conscience des personnes dans un espace virtuel (un cloud), avec l’objectif qu’elle puisse, un jour, être chargée dans un robot ou une autre enveloppe corporelle.
Ces trois cas de figure et leur émergence dans l’histoire montrent bien que le transhumanisme s’inscrit dans une évolution historique des pratiques médicales et contribuera à façonner l’homme que nous serons demain. Ce qui nous interroge et nous pousse à aller plus loin c’est de comprendre pourquoi certains exemples sont plus facilement acceptés que d’autres. En effet, si l’amélioration des conditions de vie fait partie intégrante du progrès tel que défini depuis les Lumières, le changement et le questionnement nécessaires viennent du fait que le transhumanisme vise à modifier l’homme dans son corps. Cela pose la question de la définition même de l’humanité et de son devenir. Un être humain qui, grâce à un apport biologique ou technologique, verrait bien mieux, courrait plus vite, calculerait plus rapidement, peut être considéré comme le résultat de ce progrès. Nous avons déjà des gens plus intelligents, plus rapides, plus beaux que d’autres. Naturellement, le fait que cette capacité d’augmentation soit caractéristique de l’homme ne signifie pas qu’elle soit toujours bonne pour lui, loin de là. Ces exemples nous interrogent car ils font appel à notre jugement du bien et du mal, jugement qui est souvent influencé par la culture ou la religion. Ils nous obligent surtout à réfléchir sur l’impact du mouvement transhumaniste, à son étendue et à ce que l’on peut appeler le point de basculement. Ce point désigne le moment où l’humain, tel que nous le connaissons aujourd’hui, bascule vers un monde où probablement tout sera à redéfinir : les principes de liberté, d’égalité, de responsabilité et à un niveau plus global la gouvernance ou la capacité des États à gouverner.
Les entreprises, États et citoyens comme déterminants d’un point de basculement transhumaniste
Pour analyser ce basculement ainsi que l’influence exercée par le courant transhumaniste, il ne faut pas l’isoler ou le réduire à la sphère purement techno-scientifique mais au contraire l’insérer dans notre écosystème global. Seule cette démarche permettra de ne pas avoir de réponses utopistes aux questions posées et de tenir compte de la réalité des choses, qu’elle soit scientifique, économique et psychologique. Prenons un à un les éléments clefs de cet écosystème : les entreprises engagées dans ce mouvement ainsi que les appuis financiers dont elles bénéficient, le rôle des États ainsi que le processus d’acceptation des citoyens.
Les entreprises comme agents économiques du basculement
Sur le premier point, la course est lancée entre les entreprisesen pointe sur le sujet (Calico, Seismic, Alcor Life Extension) avec aujourd’hui un potentiel économique avéré sur les plus riches, notamment aux États-Unis ou en Chine. C’est peut-être encore anecdotique, mais les premiers clients d’Alcor ont déboursé 80 000 dollars (72 000 euros) pour conserver leur cerveau, et 200 000 dollars (180 000 euros) pour conserver le corps entier. Le nombre de ces sociétés est en constante progression et s’appuie en premier lieu sur un calcul rationnel de potentiel économique. Cette montée en puissance est également appuyée par la force de frappe de certains groupes qui soutiennent ces recherches dans le domaine de la santé, mais pas uniquement. En effet, d’énormes fortunes ont été amassées en moins de vingt ans par les fondateurs des multinationales les plus influentes (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, Baidu, Tencent). Ces géants technologiques réalisent par ailleurs d’énormes profits grâce à une situation de quasi-monopole sur leurs marchés respectifs. De ces deux facteurs résulte une formidable capacité d’investissement.
À titre d’exemple, Google (l’un des principaux architectes de cette révolution) soutient activement le transhumanisme, notamment en parrainant l’Université de la Singularité (dirigée par Ray Kurzweil) qui forme les spécialistes des NBIC. Convaincu que les NBIC vont faire reculer la mort de façon spectaculaire dès le xxie siècle, Ray Kurzweil a été embauché par Google comme ingénieur en chef pour faire du moteur de recherche la première véritable intelligence artificielle. Google a en outre créé Calico, qui entend explorer des voies technologiques jamais envisagées pour retarder puis « tuer » la mort. La transformation de Google en un conglomérat nommé Alphabet augmente sa force de frappe dans le domaine des NBIC. Larry Page et Sergueï Brin, co-fondateurs de Google, se réclament d’ailleurs du transhumanisme pour permettre à l’homme d’en finir avec les maladies et si possible la mort. Là aussi, des différences culturelles expliquent l’avancée de certains pays sur le sujet : il n’est pas anodin que cette tendance se développe particulièrement depuis la Californie. Celle-ci pousse loin le culte de la jeunesse, regroupe de nombreux adeptes du transhumanisme mais également des entreprises prêtes à s’y attaquer sous l’angle de l’immortalité.
Les États comme catalyseurs et garants de l’éthique, mais aux moyens actuellement limités Des investissements tels que ceux réalisés par les entreprises mentionnées plus haut sont par nature très différents du modèle de recherche planifié avec un objectif ciblé qui nous viennent naturellement en tête (comme le Plan Cancer à l’échelle d’un État). Ils reposent sur de multiples expérimentations à l’échelle internationale et échappent de plus en plus au contrôle/pilotage des États, s’agissant notamment des questions de santé. Il est intéressant de noter que les géants de la technologie sont régulièrement comparés à des nations, y compris en matière de performance telle que le Produit Intérieur Brut mis face au chiffre d’affaires ou à la capitalisation boursière. Il y a donc ici un enjeu majeur pour celles et ceux qui ne partagent pas la philosophie implicite de ces recherches, et qui est d’abord d’ordre politique et collectif : comme il est exclu d’aligner des investissements de cette amplitude dans un sens plus humaniste, c’est d’abord la question de la surveillance et de l’orientation de cette recherche qui est posée. Or les moyens étatiques pour le faire sont limités, tardifs et souvent assez aveugles. Ils ne sont pas inutiles mais partiels. Inévitablement donc, ces recherches avanceront. Ainsi, des entités privées (les GAFAM notamment ou leur ramification) ou sous contrôle public (mais dans des pays autoritaires à philosophie différente) se trouvent désormais dotées d’une capacité de bouleversement de nos sociétés qui est sans précédent en termes non seulement quantitatifs (nombre de personnes touchées) et qualitatifs (changement de mode de vie). Nous ne pourrons pas, dans une mesure très importante, les en empêcher, et dans certains cas ils apporteront des solutions de rupture bénéfiques à l’homme et aux patients. L’investissement des États sur le sujet du transhumanisme est aujourd’hui parcellaire tant le concept divise ; et lorsqu’il est financé, c’est sous un angle très précis. On peut par exemple citer le programme Human Brain Project avec quatre-vingts institutions du monde entier (1,19 milliard d’euros) dont l’objectif est de réaliser une simulation numérique complète du cerveau humain. Le projet a débuté en octobre 2013 pour une durée de dix ans. Il est à noter que la finalisation de ce projet est attendue pour 2023.
Le citoyen en tant que levier d’acceptation du basculement
Enfin, le dernier facteur qui montre que le transhumanisme avance à grands pas est son acceptation citoyenne. L’enquête de Debra Whitman sur la population américaine a montré que les gens sont assez ouverts à une augmentation sensorielle, motrice, cognitive ou émotionnelle. S’implanter un stimulateur pour développer sa sociabilité et avoir plus d’amis est acceptable pour environ 40 % d’entre eux ! Si cette acceptation paraît un peu lointaine au niveau européen, il existe différentes manières de s’interroger. Posez-vous les questions :
- Êtes-vous favorable au pacemaker ?
- Êtes-vous favorable à rendre possible la marche pour un enfant tétraplégique ?
- Êtes-vous favorable au déploiement de soldats robots pour éviter des pertes humaines ?
Il y a fort à parier que les réponses soient plutôt positives et c’est bien normal… voire moral ! C’est donc dans ce contexte économique, financier et sociologique que de nombreuses expérimentations sont en cours et permettent de travailler la viabilité des projets transhumanistes, de tester des technologies de manière plus dérégulée car à l’interface de la recherche entre l’homme et la machine. La sphère du transhumanisme est aujourd’hui libre de tester ses concepts faute de contours clairs et de consensus à des niveaux internationaux et nationaux. Il existe donc une difficulté de juger si un dispositif est bien ou mal tant les expérimentations sont nombreuses et avec des finalités spécifiques mais qui peuvent échapper à leurs concepteurs (ou être appliquées à d’autres fins que médicales). Se pose la question de la trame d’analyse et des éléments qui peuvent nous permettre de mieux appréhender ce mouvement.
Cette trame est notamment soutenue par deux débats à dépasser :
- La faisabilité : puisque la technologie est accessible ou disponible, il faut mener ces développements.
- La légitimité : puisqu’il s’agit d’applications de santé, il faut mener ces développements.
Des risques de déviance : accroissement des inégalités et appauvrissement de l’humain
Plusieurs risques sont à considérer quant à l’impact de ces projets et efforts de recherche. Il appartient alors aux États de trancher sur leur financement ou non, et aux individus de décider d’y recourir ou pas. Les principaux risques concernent la génération d’inégalités individuelles ainsi que, au niveau plus collectif, l’appauvrissement de l’humain.
Le risque d’inégalité – exemple de l’accès à l’éducation
Le risque d’inégalité est très bien abordé à travers les échanges entre Théo, Emma et leur père sur l’égalité des chances d’accès à des écoles renommées sans recours à des implants. Compte tenu du fait que le parcours d’éducation peut se faire et se fait de plus en plus à l’échelle internationale, ce scénario doit obliger les États à coordonner leurs efforts pour garantir un accès le plus égalitaire possible aux écoles. Deux solutions peuvent être alors imaginées : la première serait d’enlever son implant avant chaque examen et la seconde serait d’adapter les épreuves qui peuvent mesurer d’autres compétences, que celles purement robotiques.
L’appauvrissement de l’humain : la quête d’invulnérabilité et son impact psychologique
Un autre risque existe : c’est celui de l’appauvrissement de l’humain dont parle Thierry Magnin dans son dernier ouvrage. Il souligne que la croyance transhumaniste nous parle « d’un humain certes augmenté dans certaines fonctionnalités mais plutôt simplifié, robotisé et finalement diminué car quelque peu standardisé à partir de fonctions à optimiser ». Le contrôle absolu sur le corps semble enlever l’âme même de l’humain et le rendre fade d’un point de vue spirituel. Quel serait l’impact des implants cérébraux sur la personnalité des hommes ainsi augmentés ? Quelle serait leur liberté ? Il n’y a pas encore de réponse aujourd’hui. Au travers de ce risque, c’est donc tout le pan de la psychologie qu’il faut investir pour comprendre le lourd impact de certaines avancées sur notre esprit. Prenons un exemple : la mort sert à renouveler le vivant (les cellules meurent en permanence). Une société immortelle se figerait bien vite. Jacques Lacan dans une conférence donnée en 1972 à Louvain disait que si la vie était sans fin, l’homme deviendrait fou. La mort n’est pas une défaite de l’humain. Dans le rôle indispensable des limites, une place est donc à faire à cette limite suprême qu’est la mort. La sagesse conduirait alors, a priori, à ne pas désirer une société où elle disparaîtrait. Mais il est évident qu’en revanche il y aurait des clients, et c’est déjà le cas comme nous l’avons vu précédemment.
Adressons un second exemple : le recours aux implants. La vision purement technique du corps est problématique lorsqu’elle conduit à minorer l’inconscient que le corps exprime, par exemple, quant à l’origine d’un symptôme. L’augmentation de l’homme devient problématique lorsque de nouvelles techniques se développent au prix de cet oubli de l’humain, lorsque l’on considère que l’univers spirituel et symbolique peut se réduire à un processus technique, lorsque l’on enlève une partie de sa réalité vécue pour se conforter à sa volonté ou à l’image que l’on veut donner de soi.
La dimension vécue du corps est un concept complexe : elle a été présentée par les phénoménologues (opérant une distinction entre le corps que l’on a et le corps que l’on est), des psychanalystes (montrant que le sujet conscient n’est pas maître dans sa propre maison, qu’il existe en lui un « Ça » qui le détermine à son insu) et de nombreux artistes ou écrivains. Il est ainsi probable que les problèmes individuels posés par le transhumanisme tiennent moins à un risque technique qu’à une sous-évaluation du risque psychologique ou de la réponse du corps à ces changements. Une analyse plus poussée en neurosciences et de nouvelles formes d’éducation semblent donc nécessaires pour utiliser avec discernement ce type de nouvelles techniques du corps et en mesurer l’intégralité des répercussions. Au-delà de ce type de discours, la manipulation du corps est parfois assimilée au souci de soi c’est-à-dire à l’image que nous renvoyons aux autres. Ce souci s’exprime à travers une modification du corps (par exemple avec la chirurgie esthétique) dans une production technique de soi : on préfère avoir un corps performant, sain ou esthétique, plutôt que d’être à l’écoute de soi et de son corps. Ces techniques transhumanistes comportent un risque d’assujettissement aux normes contemporaines incitant à se rendre toujours plus performant, à accroître son pouvoir. Lorsque l’on prend soin de soi, on fait plus que rendre notre corps beau et sain. On s’adresse à notre part d’âme, à notre part de vulnérabilité. Dans ses écrits, Thierry Magnin insiste également sur l’importance de la vulnérabilité qui nous caractérise et nous rend humains. Déjà en 1950, ce décalage entre le potentiel technique d’augmentation de notre corps et notre capacité psychologique à le gérer a été évoqué par Lewis Mumford : « Nous avons multiplié la demande mécanique sans aucunement multiplier nos capacités humaines d’y répondre et de réagir intelligemment devant elle. » Ces capacités ne sont pas innées et s’acquièrent par l’éducation, avec un accompagnement dans ce changement corporel. Il semble donc que l’apparition de techniques transhumanistes appelle à la constitution de nouveaux savoirs, au-delà de ceux relevant de l’ergonomie, comme c’est le cas pour des prothèses, ceci afin que chacun puisse être capable de décider ou non d’utiliser ces techniques et de les utiliser dans son propre intérêt. Pour le moment nous ne sommes que dans une vision individuelle des conséquences de cette transformation.
La question se pose donc sur la capacité de l’homme à appréhender sa transformation et comment il est accompagné d’un point de vue psychologique. À qui revient cette charge ou ce devoir ? La question est ouverte.
Les contours de la médecine de 2050
À travers ces quelques lignes, il ressort que c’est probablement une perte de temps de s’attacher à combattre (ou soutenir) le transhumanisme dans sa globalité. Les forces en présence (économiques, financières, sociologiques) démontrent que le « processus » est bien engagé. La complexité et l’hétérogénéité même du concept (comme l’attestent les nombreux exemples cités plus haut) devraient nous conduire à poser la question sous un angle différent : avec l’avènement des NBIC, quelle médecine et quelle humanité demain ? Pour cela nous proposons une trame d’analyse éthique sur les points de réflexion à considérer pour construire les nouvelles voies de la médecine :
Les deux premiers sont classiques dans une analyse éthique et restent fondamentaux :
- Le rapport bénéfices-risques
- Les buts poursuivis
Ensuite, la complexité du sujet « transhumanisme » et ses implications « au niveau de l’humain » nous invitent à considérer trois autres dimensions :
- L’éthique du risque par la mise en péril de la « maison commune » et le point de basculement de notre humanité. Ce volet est particulièrement important pour ne pas rester dans une lecture uniquement individuelle des conséquences de ces avancées technologiques.
- La prise en compte du point de basculement est fondamentale : il s’agit du moment à partir duquel l’avantage immédiat devient inférieur aux risques futurs. Cette question interroge le côté disproportionné du risque qui est pris à un certain moment, et l’impossibilité de revenir en arrière parce que l’usage de ces technologies est entré dans nos habitudes. L’effet « cliquet » en quelque sorte ! Le parallèle avec l’écologie est sans doute pertinent : nous payons aujourd’hui les conséquences des décisions prises des décennies plus tôt. Ou pour le dire autrement, nous payons le fait de n’avoir pas mesuré les conséquences liées à nos activités de consommateurs. Et pourtant, beaucoup de choses peuvent être vues comme des progrès : la voiture, l’amélioration de l’alimentation, l’accès aux loisirs des classes moyennes… Qu’auraient dû faire les générations précédentes ? Interdire les paquebots de croisières ? Contraindre les entreprises industrielles les plus polluantes en matière de rejet de CO2 à une baisse de leur émission alors qu’en même temps elles sont génératrices d’emplois et de biens de consommation ? Augmenter fortement la taxation des produits les plus polluants ? Renoncer à leur confort et à l’amélioration de leur niveau de vie ? Le même parallèle peut être réalisé avec les progrès formidables que nous avons vécus dans le domaine médical. Chaque pas vers un meilleur soin, un meilleur diagnostic ou un meilleur traitement est une avancée indéniable. De telles avancées nous ont apporté les antibiotiques, la vaccination, la thérapie cellulaire (pour n’en citer que quelques-unes) et ont sauvé des millions de vies. Mais où se trouve la limite ? À quel moment arrive le point de basculement où nous mettons notre propre vie d’humain en danger ?
- La prise en compte de la mesure de l’influence entre la fonction/le corps et le psychique et la relation aux autres.
C’est sur cette dernière dimension que le concept de biocitoyen prend sens. Il s’agit ici de dépasser la vision physique du transhumanisme et de penser non pas à l’humain en soi, l’individu, mais à ses relations aux autres, à ce que nous souhaitons définir en termes de justice, d’équité, pour ensuite revenir à ce que l’on accepte ou non en termes de transhumanisme. Par cette trame, donnons les contours éthiques de la médecine de demain. Si nous ne le faisons pas, l’histoire s’écrira sans doute telle que présentée dans le roman à travers le parcours d’Emma et Théo ! Un peu angoissant, non ?
En 2050, aura-t-on le droit de tomber malade ?
La question paraît surprenante, voire choquante en 2022. Reposée dans les mêmes termes à horizon 2050, elle nous oblige à comprendre le lien entre innovation technologique, ajustements du système de soins, et, à terme, modification des conditions de prises en charge des patients dans un contexte probablement persistant de tension budgétaire.
Notre système de santé connaît actuellement un déséquilibre systémique entre les deux versants de la médecine, la prévention et le soin. Nous consacrons en moyenne plus de 200 milliards d’euros par année à soigner des maladies qui, pour certaines d’entre elles, auraient pu être évitées. Elles nécessitent des consultations régulières, des traitements à vie, des hospitalisations répétées.
D’une médecine curative à une médecine préventive et prédictive
Globalement, la culture prédominante est celle du soin alors même que se développent des demandes de mise en place de politiques de prévention dans de nombreuses aires thérapeutiques (santé mentale, cancers, troubles cardiovasculaires…). Cette demande quasi institutionnelle se double d’une capacité technologique à disposer d’outils et de pratiques de prévention à grande échelle.
Quelques éléments historiques permettent de mieux comprendre la nature de la transformation. La médecine curative, issue du début du XIXe siècle, s’occupe essentiellement du corps du patient. Elle a un objectif thérapeutique : elle s’occupe des maladies et de leur traitement. Ensuite, un pan de médecine préventive et collective (notamment lié à la vaccination) s’est développé par superposition. Nous sommes arrivés à l’aube d’une troisième étape radicale : celle de la médecine prédictive (en partie grâce à la génétique) et personnalisée (nutrition, activité physique, sommeil…). L’exemple de SNAP dans le roman illustre parfaitement cette transformation avec des biocitoyens (et non plus des patients) qui disposent d’un système de crédits hébergés sur leur espace numérique de santé. Les crédits SNAP valorisent les comportements vertueux : des nuits de sommeil complètes, une alimentation équilibrée, la pratique régulière d’activité physique ou encore le fait de ne pas fumer ou de ne pas consommer d’alcool. Chaque comportement influe sur la quantité de crédits disponibles. En fonction des profils et des susceptibilités génétiques de chacune et de chacun, les crédits SNAP augmentent ou diminuent de manière extrêmement personnalisée. D’un point de vue conceptuel, il y a rupture dans l’appréhension de la maladie. Alors qu’auparavant la maladie venait vers l’individu (à la suite de l’apparition de symptômes, l’homme « tombe » malade), avec la médecine prédictive c’est l’homme qui va vers la maladie (s’il ne s’entretient pas correctement, alors il devient malade). Il aura sans nul doute les moyens de prévenir les maladies génétiques par des modifications de son génome. Alternativement le système pourra décider de ne pas le faire naître pour ne pas en supporter la charge. C’est donc le biocitoyen qui devra assumer toute la responsabilité de sa propre santé. Une des notions clef sera dorénavant de « gérer » son capital santé avant d’être dans le soin d’une maladie déclarée. Ce changement pose également la question de ce qu’est un homme en bonne santé. Il n’y a pas de réponse claire aujourd’hui. Il est à noter que Google travaille sur cette question afin d’établir une baseline de ce qu’est un homme en bonne santé. Sur la base de données recueillie auprès de 10 000 personnes, Google souhaite « mieux comprendre la transition entre santé et maladie ».
C’est donc également l’amélioration générale de l’état de santé qui métamorphose la médecine. L’action du médecin, jusqu’à présent centrée sur le diagnostic et le traitement de maladies, élargit progressivement ses objectifs vers le maintien de la santé.
Des ressources technologiques, moteur de cette transformation
Les capacités technologiques permettent d’accompagner des pratiques de prévention, de prévoir au plus tôt les signes d’apparition d’un dysfonctionnement, d’orienter le patient vers le meilleur comportement possible à titre préventif, ou de simplifier considérablement le suivi d’un patient atteint de maladie chronique souvent polymédiquée.
Poussé à l’horizon de 2050, cet accompagnement technologique se décline sous différentes formes avec, par exemple, une multitude de capteurs, qui vont de l’intérieur de notre corps (à base de nanomatériaux circulant dans notre corps avec une fonction de réparation des tissus, ou des alertes d’apparition de maladies), sur nous (peau connectée, textiles intelligents) à notre environnement le plus large (systèmes compagnons).
Notre état de santé sera évalué en continu sans même que nous y pensions. La médecine préventive, pour sa partie suivie en continu, sera totalement passive. Les données pourront être externes comme des données générales sur l’environnement qui seront récoltées dans l’espace collectif (températures, données épidémiologiques sur la circulation de virus, qualité de l’air…). Elles permettront notamment de détecter les virus circulant dans l’air, les vagues de froid ou de chaleur pour adapter la température des lieux en conséquence ou faire des recommandations sur nos déplacements et les lieux que nous aimerions fréquenter.
L’autre volet de la médecine préventive adressera les paramètres physiologiques. Le « quantified self » sera largement répandu, grâce à l’IA, via des bracelets connectés, voire des nanopuces avec la collecte, par nous-mêmes, de données sur notre santé, du rythme cardiaque au taux d’oxygène dans le sang. D’autres appareils médicaux nous permettront de mesurer des données équivalentes à celles issues de thermomètres, glucomètres, dermatoscopes, oxymètres qui seront envoyées directement à distance à des médecins ou centres de ressources médicaux. Les données transmises aux praticiens permettront d’accélérer les diagnostics, et surtout d’intervenir très en amont de l’apparition des pathologies. Ils permettront aussi aux médecins de réaliser un suivi médical à distance des constantes. Chaque jour, cette fluidité contribue à gorger de données des algorithmes capables de prévoir au jour près le nombre de malades d’une épidémie.
Le bracelet médical connecté le prouve déjà aujourd’hui : les compagnies d’assurances proposent à leurs clients des traceurs pour connaître dans les moindres détails leur activité physique et leur mode de vie. C’est le cas d’une offre proposée par Generali Allemagne, avec des rabais sur les primes d’assurance allant de 11 à 16 %. Les données concernent de nombreux paramètres : nombre de pas quotidiens, taux de caféine ingurgité, décibels auxquels le corps a été soumis… Tout manquement est sanctionné par une alerte indiquant une dégringolade de l’espérance de vie !
L’alimentation basée sur des analyses ADN et exploitée via des systèmes d’intelligence artificielle analysant nos données de vie et nos consommations sera également un des paramètres clef de notre capital santé. Les algorithmes analyseront les interactions entre le métabolisme et les nutriments ingérés afin de pousser des recommandations sur les aliments, voire les alicaments qu’il sera important de consommer. À côté des recommandations, la liste des interdictions, ou plus précisément de ce qui ne devrait pas être consommé, devrait être très longue, surtout pour ceux qui ne faisaient pas attention avant l’existence de ces outils. C’est le cas d’Emma, lors de son tête-à-tête festif avec Gabriel, qui reçoit une notification de conseils diététiques. Halte au champagne ! Les progrès dans le domaine de la génétique, associés à la compréhension du rôle des aliments et de leur qualité, permettront de suivre très finement des patients atteints de diabète ou de maladies cardiovasculaires. Ces suivis intelligents et sur mesure permettront d’optimiser la prévention en proposant des apports nutritionnels personnalisés et donc un régime alimentaire individualisé, correspondant précisément au métabolisme de chaque individu.
Il est également envisageable que des sociétés privées s’emparent du marché de la gestion personnalisée de l’alimentation. Plusieurs paramètres le confirment : des tests rapides seront disponibles (comme des tests salivaires pour l’analyse d’ADN), des capteurs seront en mesure d’analyser en continu différents paramètres physiologiques, une promesse de vente pourra être une amélioration de la santé avec un bénéfice patient (amélioration de son capital santé) et client (réduction, programme de fidélisation…). Il est déjà possible en 2022 de proposer des tarifs différents selon notre état de santé. Les « primes à la bonne santé » sont déjà une réalité avec des propositions faites en Allemagne (Generali) et aux États-Unis (l’assureur John Hancock via son offre Vitality). En parallèle de ces outils personnels, le système de santé publique mettra en place un compte personnel avec un dossier patient centralisé, relié à son smartphone et à l’ensemble des dispositifs (médicaux ou non) qui récoltent en permanence et automatiquement toutes ces données de santé. Celles-ci sont protégées, unifiées et accessibles sous contraintes réglementaires.
Chaque patient a un historique de santé connu de tous les établissements, s’il en accorde l’accès ! Cet historique comprend à la fois les données chiffrées (tension, rythme cardiaque, taux de glucose dans le sang) et contextuelles (les consultations et diagnostics sont retranscrits en direct par une IA).
Il sera possible à tout un chacun d’automesurer régulièrement la consommation de son capital santé. En fonction de ses capacités physiques et cognitives, de l’état nutritionnel, de l’écart avec la norme, et plus tard avec l’âge, de sa capacité à se déplacer, de sa mémoire, de sa vue et de son audition par exemple. L’intérêt de ce suivi, en parallèle de la prévention, est sans cesse de repérer les points sur lesquels chaque individu peut travailler pour maintenir sa santé, pour vieillir moins vite et se tenir loin des maladies.
Pour que cette mesure soit possible, la mise en place de nombreuses normes basées sur des biomarqueurs (des « signatures ») du vieillissement biologique (gènes, métabolisme, télomères…) est prévisible afin d’objectiver les risques prévisibles liés à l’âge ou au capital génétique et épigénétique de chacun. Pour que ce système fonctionne et que la prévention soit effective, il est fortement probable qu’à côté des offres privées de management de la santé, le public, en partie pour des raisons d’ordre économique, rende obligatoire l’attachement à des dispositifs de suivi ou du moins de centralisation des données.
Première question : en 2050, pourrions-nous imaginer que toutes ces technologies existent ? Que des études cliniques démontrent l’efficacité de certains outils de prévention ? Que l’État ne contraindrait pas à minima leur utilisation, c’est-à-dire le fait de collecter et de centraliser les données ? Sur cette dernière question, il est probable que non !
En effet, grâce à ce suivi permanent, il aura été démontré que l’individu sera de moins en moins malade : notre assistant vocal nous alertera lorsqu’il détectera une anomalie, avec une suggestion de protocole à suivre. La prévention sera devenue la norme et le risque de tomber malade, mesurable dans la plupart des cas.
À terme, on s’orienterait vers un système idéal, un recul des maladies, liés à une meilleure prévention, et finalement il ne resterait peut-être plus que les accidents de parcours à traiter. Nous passerons de la médecine symptomatique (vous avez mal, on recherche une prescription) à la médecine prédictive et personnalisée. Prédictive, car le médecin va suivre notre évolution en temps réel, et anticiper des problèmes qui pourraient se produire, par la lecture de signaux physiologiques et de biomarqueurs. Personnalisée, car comme chacun réagit différemment à la prise de telle ou telle substance, demain, nous serons capables de trouver les molécules les plus adaptées à tel ou tel patient grâce aux biomarqueurs, à l’IA, à la biologie moléculaire et à la génétique.
Seconde question : en 2050, lorsque cette médecine prédictive sera développée et que les outils seront efficaces, quel accueil donnera-t-on aux personnes qui tombent « volontairement » malades ?
« Volontairement » ici signifie toute personne qui n’aurait pas suivi les recommandations des différents outils de suivi médical. Nous avons vu que la médecine est essentiellement préventive en 2050. Cependant, il reste des cas pour lesquels la médecine doit jouer un rôle curatif : pour le traitement de maladies et dans le cas d’accidents imprévisibles devenus très rares, heureusement !
En effet, pour éviter « l’accident », l’individu aura pour devoir de se prendre en charge, d’optimiser son approche individualisée de prévention et d’utiliser son patrimoine de données de santé pour y arriver. Sa capacité à y parvenir déterminera les modalités financières de sa prise en charge et si elle ne respecte pas les normes, elle devra peut-être assurer seule le financement des frais de santé qui en découleront. De la contrainte économique et de la disponibilité technologique naît alors un monde bien moins idéal, où l’individu ne doit pas tomber malade au risque de se voir dérembourser l’accès à des interventions essentielles. L’accident oui, mais pas n’importe lequel !
En effet, dès lors que les données seront à disposition, il paraît déraisonnable de penser que nous ne les utiliserons pas pour inciter les individus à avoir une meilleure santé. Pourquoi prendre en charge le traitement de maladies alors que ces dernières seront évitables ? Quels seront « les accidents de parcours » que nous accepterons de prendre en charge et sur la base de quels critères ? Existera-t-il un permis à points de la santé ? Comment serait-il adapté pour tous selon notre profil, nos comportements ?
Un système où les décisions de prise en charge seraient prises à partir de l’IA, où le comportement des citoyens serait évalué et classé, et où une « note » permettrait d’accéder à des avantages (comme un accès prioritaire à l’hôpital, un meilleur remboursement), ou au contraire, exposerait à des sanctions, est-il la suite logique ? Notre modèle de santé solidaire, protégeant les plus fragiles et les plus à risque se trouvera bousculé dans ce contexte. Les conséquences du passage du « patient » au « biocitoyen » seront beaucoup plus profondes et périphériques qu’une simple amélioration de notre système actuel. La perspective d’une médecine de plus en plus individualisée, sans réflexion préalable, met conceptuellement en danger une vision humaniste de la santé et pose la question de la solidarité envers les personnes malades, faibles, qui ont tiré de mauvais gènes.
Il faudrait dans ce contexte donner de la liberté au biocitoyen vis-à-vis de sa santé, c’est-à-dire lui permettre de choisir entre différentes options : suivi parfait des recommandations, suivi a minima mais avec un respect d’une baseline à définir qui ne met pas en danger autrui, et dans une dimension plus longue, un droit à l’erreur, peut-être deux droits… avec pourquoi pas des possibilités de stage de rattrapage ou d’éducation à la santé. Là encore un équilibre doit être pensé entre l’individuel et la dimension collective de la santé.
Demain, tous biocitoyens ?
L’histoire d’Emma et de sa famille illustre les profondes transformations de la prise en charge médicale et dessine les contours d’un nouveau système de santé. Les événements médicaux qui sont présentés dans cette fiction nous montrent des exemples d’outils (livraison par drone, Cardiopulse, Microdrop), d’applications (VirtU) et de procédés médicaux (de la prise en charge d’Emma dans une Maison de Soins Primaires lors de sa réaction allergique au jusqu’au plan Biochip) qui seront probablement appliqués dans les décennies à venir. Parallèlement à ces technologies, le diagnostic précoce et la médecine prédictive se seront généralisés, comme le montrent des exemples du roman : diagnostic d’un mélanome malin à partir des premiers signes d’une lésion, diagnostic d’une maladie de Parkinson dès 30 ans, suivi préventif de tous les « biocitoyens » dans leurs comportements. Il ressort également en filigrane de la vie d’Emma et de sa famille deux questions relatives à l’égalité des chances engendrées par cette situation.
- La connaissance de notre patrimoine (génome, protéome, métabolome, exposome…) de chaque citoyen entraînera-t-elle une stratification de la population en classes dont certaines seraient défavorisées dans leur prise en charge et leurs accès aux soins ?
- L’accès aux technologies et à leurs différentes mises à jour sera-t-il un vecteur de fracture sociale ? Si Emma n’avait pas eu recours à son implant, aurait-elle condamné ses chances de réussite ?
Il est important pour poursuivre la réflexion sur l’anticipation de ces bouleversements d’avoir une vision d’ensemble des éléments qui constitueront la médecine en 2050 (et sans doute plus tôt). Nous ne pouvons prédire quels seront exactement les contours du système de soins dans trente ans. Mais en tirant les fils des avancées médicales actuelles, nous pouvons écrire un scénario crédible et l’utiliser comme support à la réflexion.
Patients et médecins, agents de la transformation
Les avancées technologiques et les changements qui y sont associés sont opérés de plus en plus rapidement. Ce qui paraissait être de la science-fiction (implant cérébral, tests prédictifs…) il y a encore quelques années est aujourd’hui entièrement réalisable même si tout n’est pas encore fiable dans tous les cas. Les barrières à l’entrée ne sont pas technologiques. Il suffit de penser à l’impression d’une attelle à domicile : techniquement cela est aujourd’hui possible ! L’accélération rapide de ces développements technologiques (intelligence artificielle, robotique, impression 3D de biomatériaux, etc.) transforme l’homme sur le plan physique mais également d’un point de vue psychologique et comportemental. Ce dernier aspect est encore très peu traité à des fins de recherche. Ces deux types d’impact expliquent que l’évolution des systèmes de soins se fasse de manière progressive et sans retour en arrière possible. Ces éléments de basculement sont également soutenus par le comportement du patient lui-même. Il entretient d’une certaine manière cette dynamique de changement.
Parallèlement à ce changement de l’homme-patient, les technologies transforment également le quotidien du médecin à la fois à travers les outils qu’il utilise mais aussi à travers sa relation avec le patient. Cette avancée des technologies par capillarité à la fois par le patient et par le médecin est le fondement du système de soins à venir. Seuls quelques éléments du contour sont encore réellement dans la main des pouvoirs publics et bien sûr à des degrés divers selon les pays. Si nous étudions et préparons la médecine de demain en nous intéressant uniquement à sa composante technologique, nous n’adressons que la partie émergée des changements en cours.
La santé tout-technologique
Quatre technologies parmi les plus importantes auront un impact majeur sur notre approche et notre organisation de la médecine telles que nous les connaissons aujourd’hui. Nous les avons retenues car elles ont un impact global sur un pays donné (l’accès à la télémédecine pour tous) ou parce qu’elles changent profondément la prise en charge médicale (passage du curatif au préventif). Leur impact sera d’autant plus fort qu’elles sont alimentées par une quantité exponentielle de données de santé analysées par des algorithmes d’intelligence artificielle. Cette liste n’est bien évidemment pas exhaustive mais elle pointe les grands domaines de bouleversements :
- Les implants et les nanorobots (permettant la délivrance de médicaments). À terme, ces technologies permettent d’imaginer ce qu’on appelle l’homme augmenté et la connexion homme-machine.
- La télémédecine et l’accès à distance au diagnostic. Prenons l’exemple de Pager. Il s’agit d’une plateforme Internet et d’une application mobile qui permet d’appeler en urgence les secours, quel que soit l’endroit où l’individu se trouve au moyen de géolocalisation. Il s’agit d’une forme d’Uber. Mais au lieu de voir un chauffeur de taxi arriver, c’est un médecin qui vient vous chercher et vous secourir.
Les tests génomiques prédictifs. Début 2020, on estime à plus de vingt-six millions de personnes le nombre de clients ayant eu recours à des sociétés privées telles que
- 23andMe ou Ancestry pour faire séquencer leur ADN afin d’avoir des informations sur leurs origines et/ou sur de potentiels marqueurs associés à des maladies.
- Les assistants médicaux intégrant des algorithmes d’intelligence artificielle (robots chirurgicaux et logiciels d’aide à la décision).
Des start-ups de la santé numérique se développent déjà à grande vitesse. On peut citer des entreprises comme Projet IO qui propose des prothèses imprimées en 3D ; Medwand qui développe un dispositif permettant la mesure de multiples constantes physiologiques chez le patient pour faciliter les téléconsultations ; CrowdMed, un service collaboratif pour résoudre des cas médicaux complexes ; SkinVision pour repérer les mélanomes sur la peau à l’aide d’un smartphone… Au-delà des start-ups, les géants de l’industrie technologique (les fameux GAFAM et leurs équivalents asiatiques, les BATX) ont également tous montré un intérêt pour le secteur de la santé numérique et de la prévention/prédiction des risques. Google, via sa maison mère Alphabet, a lancé Verily et différentes entités autour de l’IA et de l’apprentissage profond (Deepmind Health, qui s’intéresse notamment à la recherche pharmaceutique), de la cartographie du corps humain (projet Baseline), de l’optimisation de la prise en charge du cancer (projet Calico). Google a également noué plusieurs alliances avec de grands groupes pharmaceutiques (par exemple Sanofi autour du diabète). La branche santé du conglomérat, appelée Google Health, regroupe plus de sept cents employés en 2021.
- Apple quant à lui a annoncé en mars 2018 que la santé était un axe stratégique de développement pour la firme. Apple a lancé un kit de développement pour les applications de santé (HealthKit), un programme dédié aux chercheurs (ResearchKit) et un programme de partage d’informations entre patients et médecins (CareKit). La quatrième génération d’Apple Watch intègre des algorithmes de détection de la fibrillation atriale. En 2002, Apple dévoile une publicité présentant la Watch comme un objet crucial, qui peut sauver des vies.
- Meta (ex Facebook) donne accès aux données de ses abonnés à certaines sociétés mettant au point des modèles prédictifs d’épidémie, comme SickWeather ou Accuweather, et a développé un format publicitaire spécifique pour les laboratoires pharmaceutiques (pour mentionner les effets indésirables). Le groupe est également actif dans la détection de signes faibles à modérés de dépression par l’analyse du comportement en ligne. Il s’est également érigé en promoteur de l’accès à l’information de qualité en santé.
- Enfin, Amazon est l’hébergeur de données de santé le plus important des États-Unis. La société de Jeff Bezos a également lancé le programme Amazon Care de télémédecine au bénéfice de ses employés mais aussi depuis 2022 à d’autres entreprises de plusieurs métropoles : New York, San Francisco, Chicago ou Miami.
Compte tenu de la puissance de ces entreprises, elles augmentent la pression à la fois sur les États pour accélérer cette transition et sur l’homme/le patient pour l’inciter à être suivi, à partager ses données et à avoir un avantage à l’utilisation de ces nombreux outils.
Du patient au biocitoyen
Le biocitoyen : patient sans souffrance La connectivité est le premier élément largement évoqué dans le roman. Aujourd’hui de tels objets connectés, et demain des implants, permettront de suivre directement dans le corps les évolutions de certains paramètres médicaux. Les applications et les capteurs seront en notre possession, plus qu’en la possession du médecin, si bien que littéralement, nous porterons sur nous (sur nos poignets ou dans notre corps) toutes les capacités d’un laboratoire de diagnostic et d’unité de soins rapides. Par exemple, la société américaine Profusa propose Lumee, un dispositif implantable à la pointe du doigt qui permet de suivre en temps réel l’oxygénation des tissus. Peut-être une première étape vers un suivi intégré d’un grand nombre de paramètres ?
Parallèlement à cette évolution, le positionnement de l’homme « patient » va fortement évoluer. Rappelons que le terme même de patient vient du latin patiens : qui supporte, qui endure, adjectivé de patior : souffrir, supporter, endurer. Progressivement, les patients pourront avoir accès à leurs propres données génétiques et disposer d’informations clefs pour la gestion de leur capital santé. Cet accès à l’information médicale les rendra directement responsables et acteurs de leur parcours santé. Assez paradoxalement, alors que la digitalisation à outrance de l’offre de soin risque de déresponsabiliser le patient en dérivant une partie des prises de décision, on peut s’attendre à ce que les décisions prises individuellement en matière de régime alimentaire, de pratique d’exercice physique ou de tabagisme soient de plus en plus utilisées dans ces mêmes prises de décision. Les patients vont d’une certaine manière s’affranchir d’un régime médical centré sur le médecin. Le terme même de patient (au sens étymologique) ne sera donc plus totalement adéquat. Cette transformation est en cours mais elle ne fait que commencer. Siri (Apple), Cortana (Microsoft) ou Watson (IBM) sont capables de répondre très à propos aux questions de l’interlocuteur en analysant sa question et en allant chercher dans le « Big Data » des réponses intelligentes. Malgré un niveau de performance souvent jugé insatisfaisant, ces assistants vocaux vont offrir dans les prochaines années un accompagnement intelligent pour toute question médicale et rendre le patient plus informé. Il pourra prendre une posture de « sachant », au même niveau que le médecin. Même si des inégalités resteront observables dans l’accès et la capacité de compréhension de ses propres données et informations médicales, cette tendance est une réelle lame de fond.
Le patient aura également un accès facilité à des communautés d’experts ou de patients (telles que Patients like me, Smart patients, Carenity ou CrowdMed) qui lui permettront de partager et d’augmenter l’accès au savoir médical. En conséquence de cette connexion et de ce suivi en temps réel, le patient de demain sera sensibilisé à l’importance de son capital santé et à son suivi tout au long de sa vie. À cela s’ajoute le développement rapide des tests prédictifs qui viendront bousculer non plus le patient malade mais chaque homme dans la gestion de sa santé.
Le biocitoyen : homme prescient Regardons ces tests de plus près. Les tests prédictifs sont déjà commercialisés aux États-Unis. Après un veto sur leur interprétation médicale en 2013, la FDA (Food and Drug Administration) a autorisé en avril 2017 l’entreprise 23andMe à vendre des tests ADN prédictifs aux particuliers. La procédure est simple : pour 99 dollars (tarif 2022), le client envoie un échantillon de salive à un laboratoire de séquençage spécialisé. Quelques jours plus tard, il obtient un bilan génétique personnalisé. Il y découvre le pourcentage de risques de contracter différentes maladies, comme Alzheimer ou le cancer du sein. L’accès à ces tests étant possible à l’échelle internationale, il est fortement probable qu’ils se développeront rapidement à la fois dans un cadre très réglementé (par exemple sur prescription dans le cadre d’antécédents familiaux) mais aussi plus librement à travers la multiplication de sociétés privées équivalentes à 23andMequi vendent ces tests aux consommateurs. En conséquence directe de cette évolution dans l’accès à la connaissance de son propre génome et des risques de développer telle ou telle pathologie, l’homme est mis face à des données qui peuvent changer sa manière d’entrevoir sa vie. Très peu d’études ont approfondi le sujet des répercussions psychiques de tels tests. Elles sont généralement menées sur des cohortes très limitées de l’ordre de la centaine de personnes.
Concernant ces tests plusieurs points de contrôle sont à examiner : de la fiabilité du test au type de résultats, du protocole d’annonce des résultats à la prise en charge médicale associée. Différents types de maladies peuvent être diagnostiquées ou plutôt prédites mais il faut faire le tri entre celles qui sont entièrement identifiables par des manifestations génétiques (maladie de Huntington) et les maladies polyfactorielles où plusieurs gènes interviennent dans le développement de la maladie. Dans ce deuxième cas, les résultats sont fournis sous forme de probabilités et non de la certitude d’une vie « décrite » à l’avance. La question est donc de savoir comment interpréter les résultats. En effet, ce n’est pas parce que vous avez une mutation sur un gène de prédisposition que vous allez forcément développer telle ou telle maladie. L’explication qui sera fournie et le niveau de compréhension des patients seront des éléments importants des futurs systèmes de soins. Il faudra que chaque personne, quelle que soit sa formation, puisse comprendre à quoi correspondent deux paramètres :
- Le pourcentage de risque que donne l’algorithme.
- Le type de maladie à laquelle la personne sera exposée. La décision d’intervenir variera en fonction de la pathologie en question, des traitements disponibles ou des actions que peut décider de mener le patient pour diminuer ce risque.
Selon la manière dont le test sera réalisé, c’est-à-dire soit avec un envoi d’échantillon à une entreprise privée soit dans un cadre de suivi médical, la capacité et la compréhension du résultat par le patient ne seront pas les mêmes. Penchons-nous sur le cas de la découverte d’une mutation d’un gène qui détecte une pathologie. Quelles seront les conséquences d’obtenir une telle information à l’avance ? De nombreux exemples (notamment dans la maladie de Huntington) ont montré que tous les choix d’existence étaient influencés par la maladie : choix d’un conjoint suffisamment « gentil » pour assumer la maladie une fois celle-ci déclarée, choix de ne pas avoir de descendance ou au contraire d’avoir une descendance pour pouvoir assumer la maladie du parent… De la même manière, pour une patiente n’étant pas à risque génétique de cancer du sein ou de l’ovaire, on peut penser que l’absence de questionnement vis-à-vis d’une éventuelle chirurgie prophylactique et un rythme moins intense de surveillance sera un élément induisant une perception positive du patient. Ce sont donc les choix les plus importants d’une vie qui seront bouleversés en avance, d’où l’importance de la fiabilité du résultat et des types de pathologie qui pourront être diagnostiqués. Les données actuelles montrent donc des réactions psychologiques adaptées. Les résultats entraîneront dans tous les cas des symptômes réactionnels classiques qui peuvent être anticipés tels qu’une anxiété, une phase dépressive ou de culpabilité. Dans la majorité des cas, ces symptômes ne constituent que l’expression d’une réaction « normale » à une information majeure et s’estompent en trois mois en moyenne. L’accompagnement est donc clef pour préparer à la compréhension des tests, à leur impact tant sur le plan personnel que familial et à la prise en charge des actions de prévention si elles sont justifiées. Par ailleurs, les tests génomiques de grande consommation ne sont pas suffisamment robustes actuellement pour en faire un outil d’aide au diagnostic.
Deux tests de deux sociétés différentes réalisés sur le même patient pourront donner des résultats sensiblement variables. Cela va vraisemblablement s’améliorer, mais il faudra toutefois anticiper la notion de responsabilité et d’impact psychologique de telles sociétés en cas de test erroné.
Deux leviers d’accompagnement sont donc essentiels pour éviter une fracture sociale liée à la compréhension et à la gestion de ces tests :
- La forme de l’annonce et l’accompagnement par les médecins.
- De bonnes conditions d’information sur les conséquences des tests génétiques et sur les possibilités de traitement et de prévention qui découlent de leurs résultats. De telles mesures sont essentielles à mettre en place en amont de la décision de réaliser ces tests.
L’existence ou non de mesures de prévention selon les maladies identifiées est ainsi un élément clef à prendre en compte pour assurer une certaine égalité dans l’accès non pas aux soins, mais à la compréhension de données pour la gestion de sa santé. Pour conclure, si le risque psychologique (non négligeable, mais maîtrisable à terme) ne paraît pas être un frein à l’adoption de ce type de test, il ne faut pas sous-estimer ce que peut impliquer leur généralisation : une masse d’informations et sans doute d’émotions à canaliser face à une multitude de prédictions ; une possible fracture dans l’accès à ces tests et dans leur compréhension, et un risque plus global de contrôle politique, voire privé. En effet, des exemples existent et montrent qu’à grande échelle, des programmes de « fichage génétique » peuvent ainsi être lancés. En Chine, des chercheurs du Beijing Genomics Institute (BGI) ont lancé un grand programme de séquençage des surdoués car ils souhaitent déterminer les variations génétiques qui favorisent les gens qui ont un quotient intellectuel élevé. Les données issues de ces tests sont donc vitales pour soi, mais elles pourront à l’avenir (et c’est déjà le cas dans certains pays) devenir un enjeu bio – politique et assurantiel. À terme, connaître à l’avance le parcours de vie d’un individu revêtira autant d’importance pour le patient lui-même que pour le système.
La réinvention de la profession médicale
Comme nous venons de le voir, le médecin aura un rôle fondamental dans l’accompagnement à la compréhension de ce type de tests, peut-être dans une phase uniquement transitoire, avant d’être remplacé par « la voix dans son oreille » ! Le médecin est donc lui aussi profondément bousculé dans ses habitudes à la fois par les outils qu’il aura à sa disposition pour exercer son métier, par les problématiques médicales qui seront en partie nouvelles (une importance accrue du préventif), et par le comportement du patient comme évoqué précédemment. Les « nouvelles technologies » interviennent dans les actes d’aide au diagnostic (intelligence artificielle), les actes techniques (robotique chirurgicale) et la consultation (télémédecine). L’organisation et les principes de travail de la médecine sont amenés à changer. Les technologies viendront enrichir, compléter ou suppléer certains de ces actes. Les algorithmes des ordinateurs remplaceront les médecins pour de nombreuses tâches de diagnostic. Ces algorithmes s’appuieront sur d’énormes ensembles de données pour, par exemple, mieux prendre en charge les maladies chroniques (diabète, zona, hypertension artérielle…). Face à ce premier bouleversement technologique viendra s’ajouter le patient informé ou tout simplement le « consultant » qui consulte sur l’amélioration ou le maintien de sa santé. Joël de Rosnay utilise le terme de « conseillers de vie » pour décrire la fonction du médecin du futur.
En ouvrant la possibilité d’automatiser les tâches fastidieuses et délicates, la robotique, l’intelligence artificielle et les technologies qui y sont apparentées viennent poursuivre et amplifier des tendances à l’œuvre depuis plus de vingt-cinq ans. Conséquemment, c’est toute la définition de la médecine qui, plus que jamais, devra être remise en question au cœur de notre système de soin. Il est probable que beaucoup de professions médicales voient leur pratique transformée par ces apports. Des métiers nouveaux seront nécessaires : neuroingénieur, « conseillers de vie », pour accompagner ces changements et d’autres spécialités verront leurs pratiques actuelles profondément reformatées (dermatologie, ophtalmologie par exemple). Les équivalents de E-Med dans le roman feront partie de notre environnement médical. Ces nouveaux apports permettront d’apporter des éléments de réponse à la problématique grandissante des déserts médicaux en déplaçant une partie des actes du médecin vers les soignants et des soignants vers le patient lui-même.
L’avenir du médecin et de notre système de santé dans son ensemble pourra alors basculer dans un monde encore difficile à imaginer tant nos habitudes semblent être immuables dans ce domaine. C’est une toute nouvelle médecine qui va évoluer devant nos yeux : une médecine prédictive qui s’adressera à des hommes augmentés soucieux et potentiellement contraints de gérer au mieux leur capital santé.
Nous entrons donc progressivement dans un moment charnière où la technologie sera suffisamment aboutie pour déclencher une nouvelle approche du suivi et de la prise en charge médicale des patients.
La naissance du biocitoyen s’appuiera sur la science et la technologie. Réparé par de nouveaux organes développés in vitro ou in silico. Accompagné par des programmes de prévention personnalisés basés sur ce que l’on sait de la personne : physiologie, génome, habitudes alimentaires, exposome… Connecté et suivi par des capteurs tellement peu invasifs qu’on en oublie leur présence, donnant un panoptique d’informations en temps réel sur la glycémie, les battements cardiaques, la qualité du sommeil, le taux de saturation en oxygène dans le sang… Modélisé et numérisé en un alter ego de 0 et de 1 sur lequel on pourra pronostiquer la réponse à une nouvelle thérapie, à partir de son « jumeau numérique ».
Dans une anticipation linéaire, cette techno-abondance d’information permettra de prévoir et d’interpréter de plus en plus tôt les signes d’apparition d’un dysfonctionnement, d’orienter le biocitoyen vers le meilleur comportement possible à titre préventif, ou de simplifier considérablement le suivi d’un patient atteint de maladie chronique ou d’une personne âgée polymédiquée. Pour y parvenir, il faudra connaître l’individu et collecter des données en grande quantité et en qualité. Toutes ces informations surnageront dans des espaces à la fois privés (du pèse-personne au patch connecté) et publics (comme Mon Espace Santé qui constitue à terme un coffre-fort personnel de données de santé), dans un contexte de tension budgétaire persistante.
Cette nouvelle approche se caractérise par le rôle, puis un jour les responsabilités plus importantes que le système donne au patient dans sa santé : qu’il s’agisse de son parcours, de son expérience, de la fameuse « centricité » qui s’exerce autour de lui. Avec ces responsabilités pourront survenir de nouveaux devoirs que chaque citoyen aura à charge de respecter. C’est de là que la notion de biocitoyenneté est issue. Ce concept, désigne une personne (saine ou malade !) qui bénéficie dans l’État dont il relève de droits relatifs à sa santé mais aussi de devoirs.
La redéfinition à venir du système de santé
Le système de santé va donc être complètement revisité ces prochaines années. Les objectifs de cette transformation seront clairs : réduction des soins ou de la thérapie, rapidité, personnalisation et assistance dédiée, fonctionnement en temps réel (télémédecine), interventions de proximité (Walk-in Clinic par exemple) et contrôle de son état de santé. L’ensemble de ces éléments aboutit donc à une nouvelle photographie de la médecine de demain avec changement des acteurs actuels du secteur de la santé. Nous avons vu les principales répercussions individuelles (que ce soit pour le patient ou pour le médecin), mais qu’en est-il à titre collectif ? Quels sont les enjeux de ce mouvement ? Quel rôle les États doivent-ils jouer ? Ce passage au collectif est complexe et dépend fortement du contexte politique et culturel des États concernés. Des instances de coordination au niveau international seront sans doute nécessaires tant les problématiques dépasseront le cadre de l’État.
Du biocitoyen à la biopolitique
Pour qu’il y ait naissance du biocitoyen, il doit aussi exister une forme de volonté politique, que l’on appellera biopolitique, de placer la vie en bonne santé comme point d’arbitrage des décisions politiques. L’exemple récent de la crise Covid avec la décision prise en France de privilégier des mesures à effet sanitaire plutôt que la nécessité économique en est un premier exemple. Une à une, les décisions prises pendant cette crise sanitaire deviennent des incarnations de la biopolitique : le masque, les tests PCR gratuits, le confinement renforcé des EHPAD, le tracement des clusters et suivi par les ARS des cas contacts à l’échelle nationale, les messages d’informations sanitaires dans l’ensemble de l’espace public… La liste des sujets de santé qui prennent de l’importance dans la vie personnelle et publique s’allonge. Si cette crise a sans doute mis en exergue une parenthèse biopolitique d’une extrême puissance, elle est également révélatrice d’une tendance plus profonde de mise en avant de la santé, de la vie avant tout. Cette tendance de fond s’entremêle avec les capacités technologiques de prévention, de personnalisation, et d’amélioration des soins précédemment décrits.
Cette convergence des tendances, d’un côté la « valeur santé » au centre du pouvoir, de l’autre les capacités technologiques vont fonder l’avènement durable de la biopolitique et l’institutionnalisation progressive du biocitoyen.
Une troisième lame de fond viendra renforcer ce schéma à savoir la préservation de la vie sur Terre ; voire la préservation de la Terre. Si aujourd’hui les thématiques « santé et développement durable » paraissent encore distantes dans le débat public, elles se rejoignent dans la notion de « One Health » avec la prise de conscience des liens étroits entre la santé humaine, celle des animaux et l’état écologique global.
La notion de biopolitique n’est certes pas nouvelle et a été énoncée la première fois en 1976 par Michel Foucault, dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir, « Droit de vie et de mort ». Dans ce chapitre sont abordées, au travers d’une vision historique, les différentes formes de biopouvoir avec une analyse de la gestion des épidémies (exclusion du lépreux, inclusion du pestiféré) et se résume à une administration de l’humain en tant qu’être vivant plutôt qu’en tant que marchandise : prolifération, naissances, mortalité, santé…
Cette première conception très « biologique », la « zoè » est à dépasser avec la « bios » venant du grec « vie » (la vie vécue, la culture, le social). La « bios » doit nous interpeller sur cette nouvelle ère de la biopolitique qui s’annonce avec l’importance de s’interroger sur ce que l’on entend par promouvoir et préserver la santé. Est-ce la santé au sens biologique (paramètres physiologiques définis par des normes, absence de maladie, améliorer la longévité…) ou le « vivre bien », avec certes un premier cercle de métriques biologique, mais aussi ce que comprend la vie en termes de liens sociaux, la puissance de l’empathie, du rapport à autrui, voire au vivant, mais aussi à la mort ? Vivre ne se réduit pas à être préservé de la mort biologique.
L’avènement du biocitoyen pourrait devenir celui de la zoé, d’un être biologique et mécanique qui vit, mais qui ne fait que vivre. Si dès maintenant on se saisit de la question des contours politiques, au sens des valeurs humaines et du modèle de société, on peut collectivement servir un modèle de biopolitique qui inclut le soutien au plus fragile, le soin porté aux autres, le respect de la liberté, la promotion des liens sociaux et culturels.
À ce moment-là naît un biocitoyen, qui a certes des devoirs de préservation de sa santé, mais ne se résume surtout pas à sa santé.